POUR COMPRENDRE LA POSTMODERNITE
Mise en route :
Parmi tous les courants littéraires qui existent, le postmodernisme est probablement le plus complexe à décrire puisqu’il est encore en construction et surtout particulièrement diversifié. Néanmoins, il demeure possible d’en dresser un portrait général et de poser les bases de ces écritures éclatées et mouvantes afin de voir ce qui forme au fond notre propre culture actuelle.
1- Contexte socio-historique
De manière générale, nous situons le début de la période postmoderne vers 1980. Comme son nom l’indique, la postmodernité face suite à la modernité, une période marquée par le désir de transformer la littérature – les courants de l’absurde et de l’existentialisme en tête au niveau international dans les années 50 – ainsi que par les mouvements de contre-culture, de libération sexuelle, de féminisme, de socialisme et de nationalisme à leur apogée dans les années 60 et 70. Cependant, ces mouvements s’essoufflent alors que la science se développe à une vitesse fulgurante. L’homme contemporain a l’impression de vivre dans une société de plus en plus stressée et stressante où en un éclair on peut devenir dépassé. Mondialement, on est loin de l’effervescente des années « peace and love » : on assiste à la crise du pétrole, aux multiples guerres civiles, à la propagation du sida, à la Guerre Froide, à la catastrophe de Tchernobyl, aux manifestations de la place Tian'anmen, à la chute du mur de Berlin, au retour du libéralisme, à la fin de l’URSS, au génocide rwandais, au 11 septembre 2001, etc. Au Québec, c’est le référendum de 1980 qui donne le coup de grâce aux grands projets de société élaborés durant deux décennies.
Bref, on ne sait plus trop où s’en va l’avenir, le futur donne le vertige, on cherche des repères perdus et la pensée collective passe du « nous » au « je ». L’individualisme devient une idéologie dominante dans une société de consommation extrême où l’image est encore une fois maîtresse, amplifiée qu’elle est par l’omniprésence des médias dans la vie de tous les jours. La notion de télé-réalité fait d’ailleurs son entrée et envahit même la littérature où fiction et réalité s’entrecroisent sans qu’on puisse en définir les frontières. Il en va de même pour tout l’imaginaire : le monde étant maintenant à notre portée, la notion d’immigration et de métissage étant de plus en plus présente, le virtuel étant presque une autre vie, où se trouve la limite entre le possible et l’impossible ? Quel sens pouvons-nous donner à la vie, au couple, aux enfants, au corps, à la sexualité, à la religion ? C’est l’ère du vide, du territoire intérieur où on cherche encore notre identité.
2- Principales caractéristiques de l’écriture postmoderne
Comme nous l’avons survolé dans le contexte socio-historique, plusieurs thèmes importants caractérisent les œuvres postmodernes : l’errance, la quête identitaire, la recherche de l’équilibre intérieur et interpersonnel, les rapports homme/femme, la sexualité, le quotidien, la solitude, l’importance des apparences, la recherche d’appartenance par la relecture de l’histoire / par un retour aux sources, le pluralisme et métissage des cultures, les relations interculturelles, la confusion entre le réel et le virtuel, le temps, etc. Bref, l’écrivain postmoderne joue dans un registre très personnel, mais possède un champ de possibilité très varié.
En vérité, l’auteur postmoderne ne se réinvente pas : il puise plutôt dans ce qui existe déjà, récupère ce qui l’intéresse et en forme une œuvre distincte. Il mélange les styles de différentes époques, les différents arts et formes d’expression, comme pour refléter la réalité actuelle, multiple et diversifiée. Parfois même, il ne fait que revisiter une œuvre classique pour la mettre à la sauce moderne.
Il n’en demeure pas moins que l’écriture postmoderne possède ses propres formes personnelles. Le temps du récit, par exemple, est bien souvent éclaté, loin du naturel ordre chronologique. Les auteurs s’amusent souvent à superposer plusieurs histoires en même temps, à entremêler les époques et les instants, à suspendre, couper, revenir, puis projeter leurs personnages dans le temps, mais aussi l’espace. Celui-ci est tout aussi éclaté, diversifié et ouvert. On joue sur l’espace du rêve, de l’imaginaire versus l’espace quotidien. Mais c’est principalement le rapport des personnages dans leur espace intérieur où ils sont inquiets parce qu’ils ne savent pas trop comment être avec l’espace auteur d’eux. Ces derniers, souvent seuls, deviennent souvent des étrangers, car tout humain est au fond un étranger. Ils cherchent leurs racines, leur identité. Ils remettent en question leurs rapports face à l’art, à leur vie personnelle, à l’égalité dans le couple.
Le récit est souvent raconté au « je », ou du moins de manière assez subjective. Le narrateur devient aussi, parfois, un enfant ou un adolescent dans le but d’apporter un éclairage nouveau, une sensibilité nouvelle face à la société et au rapport avec l’autorité parentale. Pourtant, la famille est bien souvent absente de la réalité des protagonistes, ce qui entraîne un net clivage avec la période moderne.
Une autre grande différence se trouve au sujet de la langue où là encore le mélange des genres est bien présent. On n’hésite plus à marier les divers niveaux de langage, de tonalité, de références culturelles, etc. Finalement, même les œuvres narratives possèdent une certaine touche poétique par l’utilisation très fréquente de la métaphore tout en gardant son côté hybride, même un peu provoquant, à travers les images chocs. La ponctuation peut être abondamment utilisée tout comme être presque totalement absente. La postmodernité marque ainsi le règne de l’écriture extrême.
2- La littérature postmoderne vue concrètement
À vue de nez, il peut sembler difficile de d’identifier les œuvres marquantes de la littérature postmoderne. Il n’est cependant pas très difficile de s’en procurer et d’y plonger : la majorité des auteurs actuels sont, qu’ils le veuillent ou non, les porteurs de flambeaux de la postmodernité. Afin cependant d’y voir plus clair, nous allons nous pencher sur différentes œuvres, principalement québécoises, et soulever les caractéristiques proposées au point 2.
Dans Les Faux Fuyants (1982) de Monique LaRue, on peut très clairement observer le questionnement identitaire et existentiel du personnage, un enfant sans père marqué par l’alcoolisme de sa mère : « C’était minuit moins cinq à l’horloge de la vie-mort, le temps ou jamais, c’est clair, de trancher pour une césarienne puisque l’avortement n’a pas eu lieu, ni la fausse-couche pourtant plausible, et qu’on est définitivement vivants, nous voilà. Qu’est-ce qu’on peut faire à ça ? On ne peut tout de même pas végéter toute une vie dans l’atonalité et l’hébétement mental, on ne peut pas accepter simplement de pourrir. Il faut bien grandir, quand on est vivant. Il était minuit moins cinq, et plus que temps de décider entre la surface et le fond. Agir. Faire face. Une seule façon de gagner. Toujours moyen d’en sortir. Ne pas jouer perdant. Survivre. » La notion de réalité est un peu nébuleuse dans ce texte bien qu’elle soit au fond très présente. Il est question des rapports avec la mère sans que celle-ci soit textuellement nommée ou qu’elle intervienne dans le récit. L’utilisation de phrases très courtes marque aussi la détermination du personnage lorsqu’il est question d’action concrète, contrairement à ses réflexions très longues et métaphoriques.
Flora Balzano aborde quant à elle le thème de l’immigration et du multiculturalisme dans son roman Soigne ta chute (1991) : « On est sûr de rien quand on est immigrant. C’est le grand tâtonnement, le grand étonnement, le nombre de pharmacies, de banques, de salon funéraires, qu’il y a dans ce pays, incroyable, le nombre de chaînes de télévision, le nombre de jours gris et froids et moches. On n’est plus sûr de rien. C’est le grand questionnement. […] Tous les immigrants sont des écoliers. Les écoliers c’est l’avenir. Donc, les immigrants, c’est l’avenir. » Elle utilise une forme de cynisme pour exprimer sa réalité, une réalité où elle ne sait pas trop comment agir en rapport avec son nouvel environnement. Balzano montre aussi dans son roman un exemple de déconstruction de la structure narrative en racontant son histoire à l’envers.
Littoral (1998), une pièce de Wadji Mouawad, contient aussi un extrait très probant au sujet de la confusion entre le réel et le virtuel lorsque le personnage de Wilfrid se retrouve à discuter avec son père qui est en fait décédé :
« WILFRID – Non mais là je capote pour vrai ! C'est pas possible ! Je rêve pas là, je suis réveillé, je rêve pas !
LE PÈRE – Mais non, tu rêves pas.
WILFRID – Ben alors qu'est-ce que tu fais là ?
LE PÈRE – Quoi, qu'est-ce que je fais là ?
WILFRID – Je veux dire t'es mort, t'es mort, non ? T'es mort ?
LE PÈRE – Tu compliques toujours tout !
WILFRID – Non mais je rêve !Je rêve !
LE PÈRE – Mais pourquoi tu t'énerves ?
WILFRID – Mais t'es mort, c'est pour ça que je m'énerve !
LE PÈRE – Mais il n'y a pas lieu de s’énerver. Je suis mort, je suis mort, et alors, c'est pas la fin du monde. La preuve, je suis ici, avec toi, on est là tous les deux et on est ensemble et c'est bien. Et c'est tout.
WILFRID – Mais c'est pas normal. C'est pas normal !
LE PÈRE – Quoi ça, c'est pas normal !
WILFRID – Mais enfin que tu sois ici, tranquillement avec moi ! Les morts c'est les morts et les vivants c'est les vivants. Mais toi, mort, avec moi, vivant, c'est pas normal.
LE PÈRE – Et alors c'est pas normal ?
WILFRID – Alors rien, sauf que je capote un peu, je ne sais plus ce qui se passe, je ne sais même plus si je rêve, je ne sais même plus si je dors, je ne sais même plus si je suis encore vivant. Je ne sais même plus qui est mort ! Qui est mort, hein ? Qui est mort entre toi et moi, qui ? C'est peut-être moi, si je suis là avec toi, c'est que je suis mort, c'est peut-être toi le vivant et tu viens de perdre ton fils, ton fils est mort, il est mort !
LE PÈRE – Mais non t'es pas mort. Si tu étais mort, tu le saurais, tu n'aurais aucun doute. Crois-en mon expérience. »
En continuant sur la lancée théâtrale, il est important de souligner que c’est dans ce domaine que la récupération, le renouvellement d’œuvres classiques est le plus commun. Plusieurs exemples peuvent être donnés comme Le songe d’une nuit d’été de Robert Lepage ou Peter Brook ainsi qu’Hamlet-Machine d’Heiner Müller mis en scène par Gilles Maheu, deux œuvres tirées du répertoire Shakespearien et revues, réécrites, remontées à la saveur postmoderne.
La poésie n’est pas non plus en reste avec une panoplie d’auteurs qui s’acharnent à déconstruire et reconstruire fragments par fragments leur monde intérieur. Parmi eux, Hélène Dorion aborde le thème récurrent de la solitude, très cher à la littérature postmoderne, dans ces vers de son recueil Un visage appuyé contre le monde (1990) : « Je ne sais pas encore passer à travers une ombre, comme on passe dans une chambre d'hôtel, une salle d'attente;
ces liens minuscules du silence enfoui en nous.
Je ne sais pas me perdre dans ce qui vient et ne reviendra pas; aller parmi ces jours sans nom, ces heures où l'on ne trouve rien à poser de nous-même mais dont nos mains gardent tracecomme d'inutiles déchirures. […] »
Finalement, les années 2000 contiennent aussi leur lot d’œuvres prépondérantes. Putain de Nelly Arcan en est l’une d’elle. Son roman paru en 2001 a choqué bien des gens par son propos cru et souvent juste sur la femme, l’hypersexualisation, les relations hommes-femmes et surtout la prostitution, thème central et autobiographique, ajoutant à l’ambiguïté du statut de l’ouvrage.
Dans cet extrait, Arcan discute de son adolescence :
« […] ma haine venait à bout de ce qui tenait de s’épanouir autour de moi, j’étais d’ailleurs l’anorexique de l’école car il fallait bien que je me démarque, regardez-moi disparaître et voyez de quelle façon j’aime la vie, et déjà je paradais dans mon refus de n’être plus une enfant, de me répandre ainsi en rondeurs alors que ma mère s’amenuisait toujours plus, alors qu’elle ne voulait plus sortir de son lit, et si mes copines m’avaient été fidèles je n’aurais jamais souhaité leur perte, si elles m’avaient adorée au point de laisser tomber tout le teste, si elles m’avaient suivie comme les apôtres ont suivi Jésus-Christ, les filets de pêche à la dérive, le cœur plein de reconnaissance d’avoir été choisies, j’aurais peut-être fait un effort pour devenir comme elles, charnelles et bouclées, je me serais rangée de leur côté, mais ma maigreur les aidait à sourire, à pencher la tête vers l’arrière pour mettre leur poitrine en valeur[…] » Arcan est reconnue pour ses phrases pouvant durer des pages entières, comme une provocation face aux normes établies, signe de son rapport conflictuel avec la société.
Enfin, un dernier auteur vient ici illustrer l’écriture postmoderne. Tout son roman est en fait une démonstration des principes d’éclatement des données et de superpositions des récits. Dans Nikolski (2005), Nicolas Dickner nous plonge dans trois mondes parallèles tous reliés par un même centre.
De plus, il s’amuse à multiplier les références littéraires et techniques dans tous les entremêlements entre les existences des trois personnages, trois errants à la recherche de leur identité. Dans le passage qui suit, Joyce, l’un des trois protagonistes et pirate informatique, évoque son rapport de plus en plus éloigné avec la réalité tant son univers est branché sur le monde virtuel du web et de ses réseaux internes :
« Joyce a l’impression de vivre en marge d’un monde précieux et insaisissable. De l’autre côté de cette fenêtre, les événements se produisent par eux-mêmes, sans que l’on puisse les arrêter ou infléchir leur logique propre. Chaque seconde, chaque instant se déroule pour la première et la dernière fois. Impossible d’interrompre ce processus, de revenir en arrière ou d’enregistrer une copie de secours.
La respiration de Joyce couvre la vitre de buée. Le monde extérieur s’estompe lentement, la réalité semble de plus en plus relative. Elle essuie la fenêtre avec sa manche. » Ainsi, la planète avance, sans elle, sans qu’elle puisse en retrouver le contrôle.
4- Une histoire à construire
Pour conclure, je dirais que le postmodernisme est le reflet d’une société en grande quête identitaire, en manque de repère, inquiète de l’avenir de cette planète de plus en plus bombardée par les technologies, les tirs de roquettes et les gaz à effet de serre. Impossible toutefois de prendre un véritable recul face à ce mouvement puisque n’importe qui en ce moment a les pieds en plein dedans. Ce texte propose donc des pistes concernant l’écriture contemporaine, mais il n’existe pas de frontières infranchissables dans le postmodernisme. Il demeure à chacun de repousser les barrières du genre, de les traverser et d’ainsi en redéfinir les limites.
A découvrir aussi
- REFLEXIONS SUR LA PROBLEMATIQUE AUTOUR DE LA REGULATION DES NAISSANCES
- LES TECHNOSCIENCES FACES A L'HOMME
- RD CONGO – KABILA : VERS UNE PRESIDENCE A VIE ?
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 5 autres membres