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MARTYRE D'ANUARITE

La Martyre Anuarite

Anuarite est une enfant du pays, fille de la forêt où elle est née et a vécu pendant toute sa jeune vie. Une enfant du pays, née près de Wamba et morte à Isiro, à une centaine de kilomètres de là, à l'âge d’à peine 25 ans.

La Martyre Anuarite

Anuarite est née le 29 décembre 1939, à Bedegao, un petit village de la forêt à 10 km du centre de Wamba, dans la Province Orientale du Congo-Kinshasa. Sa mère, Isude Julienne, était une femme douce mais tenace qui savait faire face aux difficultés de la vie. Anuarite était sa quatrième fille quand le père, Amisi Batshuru, aurait voulu au moins un garçon. Lui était un homme actif, jovial, aimant le mouvement et la vie en plein air, fier de sa personne et sûr de lui-même. Il était chauffeur de camion et faisait souvent de longs voyages (il était d'ailleurs absent lorsque naquit la petite Anuarite). En 1940, il s'enrôla dans le corps expéditionnaire qui opéra entre autre en Palestine. De là il envoya une lettre à sa femme en l’invitant à recevoir le baptême avec les enfants, qu’elles reçurent le 17 juillet 1943. La maman s’appela Julienne et les filles : Bernadette, Suzanne, Léontine et Alphonsine.

En 1956, à l'âge de 16 ans, elle fait son entrée au probandat de la Congrégation des Sœurs de la Sainte Famille (Jamaa Takatifu). En réalité, trois ans avant, comme sa mère s'opposait à son projet de vie religieuse, la jeune Anuarite s’était hissé, sur un camion qui emmenait les aspirantes, sans avertir qui que ce soit, et s'en fut ainsi à Bafwabaka, où elle demanda son admission. Mise devant le fait accompli, Maman Isude n'eut plus rien à dire. Cette anecdote nous donne un aperçu du caractère bien trempé d'Anuarite, et de sa détermination à suivre le Christ quoi qu'il en coûte.
En 1957 elle est admise au noviciat, sous le nom de Marie-Clémentine. Elle fera sa première profession le 5 août 1959, et renouvellera ses vœux temporaires jusqu'à sa mort.

Anuarite n'était pas spécialement brillante, son intelligence était limitée; mais elle brillait par ses qualités : sa bonne humeur habituelle, sa serviabilité, sa simplicité et sa vivacité. La devise qu'elle a choisie résume sa vie aussi bien spirituelle que communautaire : servir et faire plaisir. Servir Jésus et chercher toujours à lui plaire, mais aussi servir ses Sœurs et leur faire plaisir, et au-delà servir toute personne comme un frère, une sœur en Christ.

Lorsqu'éclate la rébellion des Simbas, en 1964, Anuarite vit avec ses Sœurs au couvent de Bafwabaka. C'est là que les rebelles les trouvent, le 29 novembre, quelques jours seulement après l'assassinat de Mgr Joseph Wittebols et de tous les prêtres belges, à Wamba (26 novembre 1964). Toutes les Sœurs (18 professes, 9 novices et 7 postulantes) sont emmenées à bord d'un camion, soi-disant pour les mettre en lieu sûr, à Wamba. Mais, le lendemain, après la rencontre avec le colonel Ngalo à Vube, le programme change, et le camion prend la route d'Isiro.
Arrivées à Isiro le 30 novembre après 18h, les Sœurs sont emmenées d'abord à la villa où résidaient les chefs rebelles. C'est là que les événements dramatiques se précipitèrent. Le colonel Ngalo, chef des rebelles d’Isiro, avait jeté son dévolu sur Sr. Anuarite, qu'il voulait prendre pour femme. Refus de cette dernière, ce qui le mit en rage. Comme les autres Sœurs avaient été transportées à la Maison Bleue, le colonel Olombe, un autre chef rebelle, y emmena également Anuarite. Après le repas, il la fit sortir à l'extérieur pour la conduire à Ngalo, mais sans plus de succès. Il voulut présenter à Anuarite les avantages de devenir la femme du grand chef des rebelles, mais elle lui répondit qu’elle était fiancée à Jésus pour qui elle devait se garder entièrement. Dans un accès de colère, il la frappa avec la crosse de son fusil, en plein front. Se redressant, Anuarite s'écria avec joie : "C'est ça que je voulais ! C'est ça que je voulais !". Voyant qu'elle avait une force qu'il ne maîtrisait pas (et qu'il imputait à une autre sorcellerie que la sienne), il se mit à la frapper plus violemment avec une colère grandissante. Enfin, Anuarite tomba au sol en lui déclarant : "Je te pardonne parce que tu ne sais pas ce que tu fais". Pris d'une peur quasi mystique devant ce qu'il croyait être la manifestation d'un fétiche plus puissant, Olombe appela deux gardes du corps à son secours. L'un d'eux avait un long couteau, une baïonnette. Olombe lui ordonna de frapper Anuarite au flanc. Le soldat la transperça plusieurs fois, Anuarite gémit : "Hou ! Hou !" Pour l'achever, Olombe prit son révolver et tira sur elle; il l'atteignit au bras gauche et lui broya l'humérus.
Olombe entra alors dans la maison ivre de colère et dit aux sœurs : "Je l'ai tuée, comme elle l'a voulu. Venez chercher son corps". Quatre Sœurs sortirent et transportèrent la Sr Anuarite, qui était dans le coma, dans la chambre qu'on appelle aujourd'hui l'oratoire. C'est là qu'elle rendit son âme à Dieu. C'était le 1er décembre 1964, à 1h05 du matin.

Le cadavre fut enveloppé dans un pagne et transporté jusqu'au cimetière de Dingilipi où on l'enterra à côté de la fosse commune. C'est là qu'on le retrouva lors de la première exhumation, sept mois plus tard, et on put alors lui offrir une sépulture plus digne au cimetière de Kinkole (16 juillet 1965).

Depuis le premier décembre 1978 elle repose dans un caveau de la cathédrale.

Vie et Martyre 

Kinshasa, 15 août 1985. Devant la foule compacte qui se bouscule sur l'esplanade du Palais du Peuple, le Pape Jean-Paul II proclame Bienheureuse une fille du pays, une religieuse de la Congrégation de la Sainte Famille de Kisangani (Jamaa Takatifu). "Première fille martyre de notre peuple, elle est la gloire de la Sainte Église Catholique, elle fait la fierté de notre race, la joie de notre peuple tout entier", s'exclame le Cardinal Joseph-Albert Malula, Archevêque de Kinshasa, devant le Saint Père.

Une enfant du pays, née près de Wamba et morte à quelques dizaines de kilomètres de là, à l'âge d'à peine 25 ans. Une enfant du pays que les habitants d'Isiro connaissent bien, eux qui se pressent chaque 1er décembre à la cathédrale Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus pour fêter "leur" Bienheureuse. Une enfant du pays que les pèlerins viennent prier à la Maison Bleue, le lieu de son martyre devenu Sanctuaire National. Que ce soit devant le cœur marqué d'une croix, à l'emplacement même où elle tomba sous les coups du Colonel Olombe, ou bien dans la petite chambre, "l'oratoire", où elle rendit l'âme quelques minutes plus tard, nombreux sont ceux qui peuvent témoigner de grâces reçues par l'intercession de cette jeune femme qui devint, par amour pour le Christ et par fidélité à ses vœux, la "première fille martyre du peuple congolais".

Mais qui est-elle, cette Anuarite que l'Église Catholique a portée sur les autels ? Quelle a été sa vie, et surtout sa mort ? Nous allons essayer de tracer ici son portrait, humain et spirituel, et de vous raconter son histoire, nous qui l'avons connue, côtoyée, et qui avons été témoin de son martyre. 

Les premières années

Anuarite est née le 29 décembre 1939, dans un petit village appelé Mandabone, actuellement Bedegao, situé, sur la route de Isiro, à 10 km du centre du territoire de Wamba, district du Haut-Uélé, dans la Province Orientale de la République Démocratique du Congo. Son père s'appelait Amisi Batshuru, surnommé Batiboko, et sa mère Isude Julienne.

Son père, né aux environs de 1910, était un homme actif, jovial, aimant le mouvement et la vie en plein air, fier de sa personne et sûr de lui-même. Il était chauffeur de camion et faisait souvent de longs voyages (il était d'ailleurs absent lorsque naquit la petite Anuarite). En 1938, il causa un accident dans lequel un homme trouva la mort, ce qui lui valut six mois de prison. En 1940, il s'enrôla dans le corps expéditionnaire qui opéra entre autre en Éthiopie et en Égypte.

Les parents, tous deux de la tribu budu, donnèrent à l'enfant le nom de Nengapeta, ce qui en kibudu signifie "la richesse trompe". Elle était la quatrième fille de la famille, après Bernadette Nambeu, Suzanne Malamatane et Léontine Anuarite; deux autres filles allaient voir le jour par la suite : Marie-Thérèse Angakudi et Marie-Pauline Angelane. Plus tard, lassé de n'avoir que des filles, son père quitta sa femme et en prit une autre dans l'espoir d'avoir enfin un garçon. En vain : celle-ci ne lui donna aucun enfant. Néanmoins, nous savons qu'Anuarite pardonna à son père de tout son cœur.

Quelques semaines après la naissance de Nengapeta, maman Isude tomba malade. Elle fut alors invitée par sa tante maternelle, Angelane, à suivre des soins à l'Hôpital Général de Wamba. Toute la famille se déplaça donc à Wamba, dans le quartier Anvers, actuellement dénommé Matari.

Après son retour de l'armée, Batshuru fut engagé comme chauffeur par la F o u r m i n i è r e, et s'établit à Irum, petite ville située au nord-est de Wamba, où la famille entière le suivit. Cette région est la seule en dehors de sa ville natale, que connut la petite Anuarite.

À la naissance de l'enfant, ses parents étaient païens tous les deux. Nous savons que de Palestine, Batshuru écrivit à sa femme pour lui demander de s'inscrire au catéchuménat pour devenir chrétienne, et écrivit dans le même sens au supérieur de la mission de Wamba. À sa demande, la Bienheureuse fut baptisée du nom d'Alphonsine Nengapeta, et la maman reçut le nom de Julienne Isude; elles furent baptisées le même jour, le 17 juillet 1943, à la mission catholique St Joseph de Wamba. C'est là également que Nengapeta fit sa première communion, le 15 août 1948.

            En 1947, Anuarite Léontine accompagna Nengapeta pour l'inscrire à l'école primaire. La directrice, qui connaissait déjà la petite Léontine, crut qu'Anuarite était le nom de la famille, et inscrivit Nengapeta sous le nom de "Anuarite Alphonsine". Désormais, Alphonsine s'appellera Anuarite durant toute sa vie. On peut dire que c'est la Providence qui lui donna ce nom d'Anuarite (ou Anoalite), qui en kibudu signifie "celui (ou celle) qui se moque de la guerre"; en effet, elle va vaincre Satan dans une lutte sanglante, acceptant de mourir martyre pour l'amour de Jésus Christ.

Notre Bienheureuse avait donc quatre noms : Nengapeta (son nom propre, mais vite oublié), Alphonsine (son nom de baptême), Anuarite (son nom de l'école, qui deviendra son nom officiel toute sa vie), et Marie-Clémentine (son nom de religieuse au sein de la Congrégation des Sœurs de la Sainte Famille).

Mais pour la postérité, elle sera Anuarite, Vierge et Martyre du Congo.

 Les études

Ses compagnes d'étude reconnaissent qu'Anuarite n'avait pas une intelligence extraordinaire, mais qu'elle faisait tout son possible pour répondre à l'attente de ses parents et des Sœurs qui dirigeaient l'école de la Mission de Wamba où elle faisait ses études primaires. Écoutez le témoignage de Sr Marie-Berthe Leclercq :

"Anuarite a été mon élève pendant toute la première classe primaire à Wamba, puis je l'ai suivie un peu plus indirectement, parce que j'étais la directrice des écoles primaires (…). Elle n'a jamais été une élève douée, au contraire, elle était assez faible, mais de bon caractère et de très bonne volonté. À la fin de la 5ème année primaire, on lui avait conseillé de fréquenter l'école ménagère de Wamba; de cette façon, elle aurait eu aussi le droit d'enseigner dans les deux premières années de l'école primaire. Mais elle répondit avec une décision absolument indiscutable : 'Je veux devenir religieuse', et d'ailleurs elle avait plusieurs fois manifesté une telle volonté. Je me suis bien étonnée de la précision de cette résolution et, en considération de cela, je lui dis que pour entrer à la Jamaa Takatifu (Sainte Famille), il fallait étudier comme monitrice à l'École Normale. Or on ne la considérait pas comme assez préparée pour cette école; on lui a donc demandé de doubler la cinquième année primaire, et elle n'a doublé aucune autre année par la suite."

De fait, Anuarite n'était pas spécialement brillante, et ses rendements à l'école était très moyens; mais elle brillait par ses qualités : sa bonne humeur habituelle, sa serviabilité, sa simplicité et sa vivacité.

 

 

ELUE DU SEIGNEUR

L'appel

Anuarite entendit très tôt l'appel du Seigneur. Sa sœur Malamatane affirme qu'étant encore en 3ème primaire, elle avait demandé à sa mère l'autorisation d'entrer au couvent. Sr Uwenze, qui fit sa première communion avec Anuarite, raconte qu'elles formaient déjà, en primaire, un petit groupe de fillettes désireuses de devenir religieuses. L'exemple des Sœurs et les paroles du P. Louis les avaient convaincues : "ubikira unapita ndoa – la vie religieuse vaut mieux que le mariage". Mais à sa demande d'entrer au couvent, maman Isude lui avait répondu de réfléchir et d'étudier avec soin. Toutefois, elle ne se laissa pas décourager et fit sa demande aux Sœurs, qui refusèrent en raison de son jeune âge.

 La fuite

Malamatane, en racontant l'événement, emploie sans ambages le terme de fuite. Un jour, la jeune Anuarite se hissa sur un camion qui emmenait les postulantes, sans avertir qui que ce soit, et s'en fut ainsi à Bafwabaka, où elle demanda son admission. Mise devant le fait accompli, Maman Isude n'eut plus rien à dire; au contraire, elle fut heureuse du choix de sa fille préférée. Quant au père, il avait déjà abandonné le foyer.

Alphonsine Anuarite fit donc son entrée au probandat en 1955, à l'âge de 16 ans. L'année suivante, elle fut admise au postulat, et en 1957 au noviciat, sous le nom de Marie-Clémentine. Elle fera sa première profession le 5 août 1959, et renouvellera ses vœux temporaires jusqu'à sa mort.

Malamatane affirme que lorsque sa sœur quitta Wamba pour entrer au couvent, elle savait bien qu'elle quittait la maison paternelle pour ne plus y revenir. De fait, elle ne revit plus la petite maison où elle passa son enfance qu'à l'occasion de rapides et brèves visites, mais même pour des vacances proprement dites elle n'y revint plus, malgré la pression de sa maman qui aurait voulu qu'elle renonce à ses vœux et revienne soutenir la famille. Cela nous donne un aperçu de la détermination de la Bienheureuse.

Vie de communauté

Après avoir décroché son diplôme de D3 et prononcé ses vœux avec ses consœurs Victorine Banabeba et Léonie Besabanda, elle reçut de ses supérieures la charge de sacristine à l'oratoire de la communauté. Elle accomplissait ce service de son mieux et avec grand soin. Ce petit exemple en témoigne : il arrive souvent, dans les modestes couvents de religieuses, que la salle attenante à la chapelle serve de sacristie le matin ou à l'heure des offices liturgiques, et de parloir ou de salle de réunion pendant le reste de la journée. Sr Anuarite avait un trop grand respect pour les vases sacrés et les ornements d'Église pour pouvoir supporter que les objets de culte soient exposés au tout venant. Elle céda donc sa propre valise pour conserver les vêtements liturgiques et les précieux ornements de la chapelle, reléguant ses affaires personnelles dans un panier. Ainsi, elle s'imposait donc des allées et venues supplémentaires afin que tout soit placé en lieu convenable.

 Servir et faire plaisir

Anuarite était souriante, serviable, délicate et fort respectueuse de tout être humain, mais aussi très exigeante; elle ne cessait de dire : "le service du Seigneur doit être bien fait". Selon le témoignage de Sr Marie-Madeleine Onomange, elle accueillait tout le monde, enfants, vieillards, pauvres, petits et grands, sans distinction de personne. Sa devise était : "servir et faire plaisir"; et de fait, sa charité rayonnante était une grâce et un bienfait pour toute la communauté. Même ses défauts concouraient au bien. Si elle recevait un blâme ou un reproche, elle sursautait, prête à bouder ou à se montrer mécontente. Mais cela ne durait qu'un instant : bien vite, elle se reprenait et savait accepter humblement la remontrance.

En plus de la charge de sacristine, Anuarite était aussi enseignante. Elle s'intéressait beaucoup à la vie de toutes les écolières et enseignait avec zèle et don de soi; chose remarquable, elle réagissait très fortement contre les mauvais exemples, que les élèves en soient l'objet ou la cause.

Elle était aussi directrice de l'internat des élèves de l'école primaire. Là encore, elle était très attentive à elles, les soignaient lorsqu'elles étaient malades, les surveillait la nuit et faisait de l'apostolat dans les familles avec des xavérines. Lors des visites aux familles, elle puisait de l'eau, pilait les feuilles de manioc et autres services charitables.

La fille de la Ste Vierge Marie

Nous, ses consœurs, témoignons avec fermeté que la Sr Anuarite avait une grande dévotion à la Vierge Marie. Pendant la rébellion qui l'emmena à la mort, elle nous invitait à aller prier le chapelet à la grotte de Lourdes de Bafwabaka. Son chant préféré, qu'elle chantait très souvent, était : "Ee Maria, mama wa Mungu".

La Sr Silvana Clerici (Missionnaire Combonienne), infirmière à l'hôpital de Wamba, témoigne de l'attachement d'Anuarite à la Mère du Sauveur :

"La Sr Anuarite aimait beaucoup la Ste Vierge Marie. Nous avions reçu des statuettes de la Vierge, d'une dizaine de centimètres, en provenance d'Italie; comme je savais qu'Anuarite aimait beaucoup Marie, je lui ai donné une de ces statuettes. Je ne peux pas oublier ses yeux brillants de joie, de respect et de politesse quand elle a reçu la statuette dans ses mains. Elle s'est tenue debout en silence, s'exclamant joyeusement : 'ô ! Quelle très belle Vierge !'. Elle posa la statuette sur son cœur et la contempla longuement. Au moment de se séparer, elle nous remercia grandement et nous promit de toujours garder cette statuette précieusement, en disant : 'Je la garderai toujours avec moi !'. De fait, pendant leur voyage à Isiro avec les Simba, ses consœurs savaient qu'Anuarite avait emmené avec elle, dans la poche de son jupon, sa belle "statuette de la Vierge". Elle la garda toujours dans sa poche, même lorsque, à Vube, les Simba eurent arraché les chapelets et autres objets pieux aux Sœurs en les menaçant de mort."

Ainsi, lorsqu'Anuarite est morte, ses consœurs l'ont enveloppée avec sa petite statuette, et c'est avec elle qu'elle fut enterrée. C'est cette même statuette qui permettra l'authentification du corps de la Sr Anuarite lors de la première exhumation, le 16 juillet 1965, au cimetière de Dingilipi, à Isiro.

            Au fond, sous l'action du Saint Esprit, son âme était simple et candide, loyale et franche, ne désirant qu'une chose : le triomphe de la charité, afin qu'en toute chose Dieu soit glorifié.

Sr Christiane Bombogoni témoigne :"Lorsque j'entrai à la Jamaa, la martyre était novice, on a vécu assez de temps ensuite à la Maison Nazareth (la résidence des professes de la Jamaa à Bafwabaka). Je me rappelle que Clémentine se fâchait facilement, mais ensuite s'apaisait et faisait la paix très vite. Lorsque le soir on oubliait le linge dehors ou sur l'herbe, elle se fâchait, mais allait elle-même pour tout ramasser. Elle souffrait de maux de tête assez fréquents, mais n'allait au lit que lorsque le mal était insupportable. Même malade, elle allait toujours chez les petites filles de l'internat, elle les surveillait et les soignait dans leurs maladies. Elle était très serviable et allait à la cuisine pour aider même quand ce n'était pas son tour. Lorsqu'elle voyait une religieuse préoccupée, elle venait la conseiller et parfois aussi la gronder, mais très aimablement; lorsqu'elle voyait les enfants têtus ou arriérés, elle venait les aider. Lorsqu'elle voyait la nécessité, elle conseillait aussi les supérieures "à sa manière" : elle pouvait demander la permission de les conseiller, et une fois celle-ci obtenue, elle parlait sans gêne. Dans la cuisine, elle préparait presque toujours la compote et le dessert. Outre les bonbons "ya kalanga", elle préparait très bien l'avocat rouge comme boisson; elle faisait bouillir les fruits et les conservait pendant quelques jours, le tout fermentait et devenait une sorte de vin qui nous plaisait beaucoup."

 

LE CARNET D'ANUARITE

Après la mort de Sr Anuarite, on a retrouvé le petit carnet sur lequel elle notait toutes sortes de choses, des recettes de cuisine ou des jeux pour les enfants, mais aussi des notes de retraite. Les remarques sur l'obéissance et la vie religieuse couvrent presque tout le carnet, et principalement de 1963-64; elles dénotent une maturité spirituelle éprouvée. Quelques indications sont datées, d'autres non, mais les notes ont été écrites de manière continue.

Nous reproduisons ici des extraits de ce carnet, qui nous permettent de comprendre un peu mieux sa vie et son évolution spirituelles, les fondements qui lui ont permis d'être fidèle jusqu'au martyre.

            L'obéissance aux supérieures était apparemment une difficulté pour Anuarite, mais aussi le point sur lequel elle faisait le plus attention. Ainsi nous pouvons lire dans son carnet : Si je parviens à observer mon vœu d'obéissance, je garderai aussi celui de pauvreté, car je m'abandonne dans les mains de mes supérieures, sans inquiétudes; j'attends seulement d'être commandée, mais la supérieure a beaucoup de problèmes à peser, elle dort mal, car elle pense à ce qu'elle doit faire, afin que ses filles puissent progresser. Notre devoir est donc de l'aider, en obéissant à ses ordres. […] Le Cœur de Jésus, quand il apparut à Sainte Marguerite-Marie, lui disait : "Les consacrées qui se révoltent contre leurs supérieures, qu'elles se considèrent comme vase de rebut. Ces gens je les rejette de mon cœur dans la mesure où ils essaient de m'approcher dans les sacrements, la prière, ou d'autres travaux, mais sans obéissance; dans la même mesure, je les fuis, car ils m'écœurent. Ils iront ainsi d'une fournaise (feu) dans une autre. En effet, la révolte en a perdu beaucoup et perdra davantage, parce que la supérieure est ma bergère (mon chef de caravane), qu'elle soit bonne ou mauvaise. Et l'inférieure qui la combat se fait des blessures à l'âme, dans la mesure même de sa lutte. Et à la fin, cela ne servira à rien qu'elle vienne pleurer à la porte de ma miséricorde, je ne l'écouterai pas. Car seulement lorsqu'elle commence à obéir, alors Jésus lui pardonnera." […] Souvent celle à laquelle on refuse une permission, c'est surtout celle à qui la supérieure ne veut pas faire manquer l'occasion de la grâce, pour qu'elle se souvienne des choses d'en haut. Celle par contre à qui l'on accorde souvent de permissions, parce qu'elle ne comprend pas, ne doit-elle pas être triste, chaque fois que la supérieure acquiesce ?

Lors de la récollection du 16 mai 1964, elle notera : Résolution : obéissance toujours. La sainteté des enfants est l'obéissance ! La raison de ces difficultés d'obéissance ? L'orgueil : L'orgueil est le grand obstacle à l'union avec Jésus. Si nous voulons obéir, par amour de Dieu, il faut que notre obéissance se fasse dans un esprit de foi. Si les supérieures nous louent pour les biens que nous avons faits, disons dans notre cœur "merci, Seigneur, car tu m'as aidée; pardon, Seigneur, pour ma pauvreté". Si elles ne nous louent pas ou nous grondent, disons "Patientons calmement pour plaire à Dieu". Jésus veut que je lui donne la clé de mon cœur, cette clé c'est ma (libre) volonté. Jésus disait à Ste Gertrude : "Je prends plaisir dans les cœurs qui me sont vraiment donnés, par une vraie obéissance."

Ainsi Jésus parvient à faire dans les âmes tout ce qui lui plaît. Les supérieures ont leurs défauts, nous aurons des mérites si nous leur obéissons sans regarder leurs défauts. Elles ne nous connaissent qu'à l'heure du travail. C'est comme les gens mariés : le mari ne connaît sa femme que quand elle travaille et quand il a faim. Mais s'il acquiert des biens, il les met dans sa poche, sans penser à son épouse. C'est comme cela avec moi : j'essaierai d'accepter pour ne plaire qu'à Jésus seul !

Ne t'inquiéter de rien. Savoir d'abord ce que Dieu veut de moi quand il m'ordonne quelque chose. Si je cherche ma joie en dehors de Jésus, sache clairement, mon âme, que tu ne peux trouver consolation. "Jésus, donne-moi un esprit de prière et de fidélité, pour garder mes règles. Donne-moi la force, que je ne me fie pas à moi-même en disant : il n'y a pas de danger. Vierge prudente, que je sois prudente." Si je veux être une bonne fille, il me faut aimer la maman de mon Bien Aimé Jésus, c'est à dire Marie.

J'accepterai (j'obéirai) tout ce qui m'arrive, parce que c'est la volonté de Dieu. Pourquoi suis-je venue ici, pour suivre qui ? Les autres ? Les supérieures ? Les miens ? Les enfants ? Tous les hommes ? Pas du tout. Ne suis-je pas venue pour un seul Bien Aimé Jésus ! "Maman Marie, garde-moi, comme tu gardas mon homonyme Alphonse. Quand je faute, regarde-moi de ton regard maternel, afin que je puisse venir à toi (te rejoindre). Jésus, Marie, Joseph, gardez-moi.

L'orgueil est l'obstacle à la sainteté, Dieu ne donne sa grâce qu'aux humbles. Tu l'as offensé par tes péchés, attire maintenant sa miséricorde en t'humiliant, il sera apaisé. L'humilité amène la paix. L'orgueil par contre regorge de disputes et batailles ici sur terre. L'homme humble sera glorifié, sa récompense est grande dans le ciel.

            Anuarite connaît bien le remède à cet orgueil qui parasite toute vie humaine, et particulièrement la vie religieuse : c'est l'humilité : Si les supérieures te font des reproches ou t'humilient, tu cherches à te défendre, ce qui veut dire : tu n'as pas encore l'humilité.

Papa Joseph et la Vierge Marie ne devaient pas aller à Jérusalem, ils pouvaient échapper à cette obligation et prendre un autre chemin, personne ne l'aurait su. Pour nous enseigner l'humilité, ils obéirent à toutes les prescriptions de la Loi. Il faut que je garde bien mes règles sans chercher à plaire ou à être louée par les Supérieures.

            Et pour obtenir l'humilité, rien de tel que la confession, régulière et surtout complète : Seigneur, me voici malade d'esprit; Seigneur, je suis venue ici chercher remède, afin de guérir, c'est à dire d'arriver au ciel. Seigneur, donne-moi la force de ne plus tomber dans mon état malade, c'est à dire de ne plus retourner une nouvelle fois en arrière, vers le monde. Telle goutte de sang ne fut-elle pas versée pour moi ? Ainsi que pour les hommes noirs ? Réponds-moi. Jésus, Marie, Joseph, je me mets dans vos mains.

Jésus jette les yeux sur le pécheur, il le pénètre intimement, afin qu'il se convertisse. Si tu pleures les péchés des autres, Dieu aura aussi pitié de toi. La confession : il ne faut pas cacher ses péchés; si tu en avoues un grand, ne pense pas que tu seras méprisée, non, le prêtre aura du respect pour toi. À cause de ta loyauté (ou innocence : unyafu), Dieu ne veut pas la mort du pécheur. Il faut commencer (par confesser) la grande faute, la petite passe comme cela. Avouer tous ses péchés, sans rien cacher, avec une grande humilité.  Avant d'accepter la tentation, penser : Dieu est là et il voit tout de moi. N'ayons pas honte qu'un tel prêtre me connaisse : "Si je lui avoue tout, il s'étonnera peut-être et me méprisera." Pas du tout, celui qui confesse ses péchés, même s'ils sont grands, sans honte, est un héros ! Pourquoi ne nous réjouissons-nous pas, quand nous partons nous confesser pour purifier nos âmes ?

Je regretterai toutes mes fautes : les avouer et les avouer toutes, sans rien cacher, car Dieu ne veut pas la mort du pécheur. La créature de Dieu ne peut exister, ni faire quelque chose (sans Dieu). Bon Seigneur Jésus, je demande pardon pour toutes les fois où j'ai fauté, en perdant vainement mon temps, au lieu de te suivre toi, à cause de qui je suis venue ici. Marie, ma maman, donne-moi la force de tenir. St joseph, garde-moi, afin que je ne tombe plus. Depuis aujourd'hui, avec l'aide de ton secours, je ne veux plus t'offenser. Sois-toi-même ma force, mon bouclier, mon appui."

Si je me présente devant Dieu aujourd'hui, aujourd'hui, il me demandera quel effort j'ai fait. "Bref, Seigneur, je veux être zélée pour réparer le temps perdu, que j'ai employé vainement. Aide-moi".

Le lieu privilégié de l'obéissance, pour une religieuse, c'est bien sûr l'observance des règles communes. Là encore, les notes d'Anuarite dénotent son tempérament entier : Observer la règle par amour pour Jésus (date inconnue) : Manquer de fidélité aux règles est comme manquer d'amour envers le Seigneur Jésus. Je suis religieuse parce que Dieu m'a préférée à tous les autres. Avec les règles on devient capable de vaincre les vices. St Bernard disait : "Garde la règle et la règle te gardera." Il n'y a rien de petit devant Dieu si tu le fais par amour.

N'ai-je pas fait mes vœux ? Même si les supérieures sont méchantes, j'obéis. Parce que les autres les font, ferais-je de même : rompre mes engagements et ainsi de suite ? Me suis-je consacrée aux supérieures. Aux autres ? A cause d'elles ? Je me suis consacrée à Jésus seul. Donc à partir d'aujourd'hui je chercherai à lui plaire et à reconnaître que tout ce qui m'arrive est sa volonté. N'ai-je pas fait mes vœux ? Rester calme à l'heure de la joie et à celle des ennuis, à l'heure de la maladie, des épreuves. Il faut que j'accepte toute chose, oui ! N'est-ce pas pour cela que je suis venue ici ? Du zèle, sans faire attention aux fautes et aux défauts de mes supérieures ! (12 mai 1964)

Il faut que l'homme se fasse violence. Bref, je m'efforcerai de porter mes règles, sans faire attention que les autres ne les suivent pas. À cause de 4, 3, 2 personnes bonnes, Dieu peut faire miséricorde, à cause d'elles seulement, c'est à dire à cause de nous. Voilà, nous rendrons notre famille (jamaa) sainte (takatifu) !

Nous faisons des péchés parce que nous cherchons le bonheur … et nous quittons le vrai chemin du bonheur parfait. Nous perdons des grâces parce que nous ne gardons pas bien nos règles.

Comme on le sait, c'est justement par fidélité à ses vœux qu'Anuarite connaîtra le martyre. Sur une page de son carnet, on trouve cette phrase, datée par elle-même du 30 novembre 1964 :

"Notre témoignage de pureté de cœur avec Bwana Patris" (signé) Sr M-Clémentine.

Cette dernière phrase a donc été écrite le jour de sa mort, et c'est bien d'elle : la chose a été contrôlée sérieusement, et confirmée par la Sr Uwenze qui est la seule à avoir eu le carnet. Le colonel Olombe s'appelait-il Petro ? Patrice ? Les Sœurs ne connaissaient pas son nom avec certitude. En tout cas, on peut affirmer que le courage de la Bienheureuse jusqu'à la mort est le fruit d'une détermination mûrie tout au long de ses quelques années de vie consacrée.

 

Comme beaucoup de religieux et religieuses, il semble qu'Anuarite ait connu la tentation de quitter le couvent pour retourner dans le monde. En témoigne cette note datée du 27 juillet 1963 :

Jésus nous dira un jour : "Tu as eu beaucoup de temps pour les autres, amis pour moi, tu n'avais pas de temps (à perdre), c'est à dire tu raccourcissais la prière ou tu la faisais à moitié". L'exemple de la chèvre du frère Célestin : une chèvre enfermée voit toutes sortes de choses comme (dans) une casserole : "si je pouvais sortir, j'aurais tout de suite à manger". Elle pense qu'il y a de la nourriture à l'intérieur. Eh bien quand elle sort et regarde dans la casserole, il n'y a rien dedans ! C'est comme cela avec nous religieuses. Nous pensons : "Quand je serai sortie d'ici, j'aurais des choses !" C'est ainsi et ainsi qu'elle s'imagine toute sorte de choses ! Et après être sortie, il n'y a rien.

Ô Jésus, donne-moi la grâce de mourir, ici-même, plutôt que de te quitter, pour retourner dans ce monde mauvais. Toi, tu ne peux me quitter, mais moi, oui, si je commence par te quitter, moi-même.

Le 26 juillet 1964, lors d'une récollection sur le thème de la vie consacrée, elle écrit : Jésus aime beaucoup les consacrées. Il dit : "Restez dans mon amour, pas pour un jour, mais pour l'éternité." Il aime s'unir à nous comme un époux à son épouse. Ne nous plaignons pas à cause du travail. Nous sommes venues ici pour nous sanctifier. Cela est le but de toute famille religieuse. Le premier travail des religieuses est de se sanctifier. Notre vocation est une chose unique : au service de Dieu seul, non pas des hommes ! Consacrée, moi pauvresse, pécheresse, j'ai été choisie par Dieu pour être sa séparée.

"J'éprouve à votre égard autant de jalousie que Dieu." Notre condition est celle d'une jeune fille qui a été choisie par le Roi pour être son épouse (c'est Jésus). Notre vocation c'est l'amour de Dieu. Il y a beaucoup de familles religieuses, mais leur but est unique.

Notre vocation, c'est l'amour, servir Dieu. Le Seigneur Jésus, quand il nous a appelées, nous demanda le sacrifice : le sacrifice des choses du monde, le sacrifice de l'amour humain, le sacrifice de notre personne elle-même. Celles qui cherchent d'autres choses, qu'elles sachent qu'elles ne servent pas le Seigneur Jésus. "Que celui qui m'aime garde ma parole."

Dieu nous appelle à la sainteté. "Celui qui m'aime (le Seigneur Jésus)", c'est à dire chaque consacrée individuellement. Thérèse de l'Enfant Jésus : "Vivre d'amour n'est pas séjourner sur le mont Thabor."

            L'acte essentiel de la vie religieuse, c'est la prière. Beaucoup l'oublient, ou se laissent emportés par les soucis matériels. Voilà ce que nous rappelle notre amie Anuarite : Il faut être heureuse, à l'heure de la méditation, car c'est le temps du repos et de l'entretien avec le Seigneur, tout comme deux fiancés bavardant ensemble sans songer à l'effort ou à la fatigue. Si tu te sens tiède, à l'heure de la prière, il ne faut pas perdre courage. Continuons à supplier. Même si ton cœur est aride, supplie seulement. Le Seigneur s'étonnera et dira : "Même si je lui tourne le dos, elle ne se fatigue pas". S'entretenir avec le Seigneur, pendant la méditation. Quelle est celle qui se fatiguerait à s'entretenir avec son époux ? N'aime-t-elle penser à lui ? Et nous qui sommes des consacrées, il nous faut penser à l'Époux de nos âmes, encore bien plus souvent.

Il ne faut pas garder rancune, ni aider seulement ceux que nous aimons. Ce n'est pas bien. Il faut souvent lire l'évangile : sans humilité, pas de sainteté. Demander l'esprit de silence, savoir converser dans son cœur avec Dieu. Et pourquoi suis-je venue ici ? Pour perdre mon temps et m'amuser ? Ne suis-je pas venue ici pour servir le Seigneur ? Il ne sert à rien de laisser passer l'heure de la lecture spirituelle ou de le raccourcir, ou de faire ainsi avec les autres prières, car sans prière pas de progrès. "Seigneur Jésus, donne-moi du zèle et un grand amour de la prière, afin que je puisse progresser dans la vie spirituelle." Avant de sortir de la méditation, il faut offrir toute sa journée au Seigneur Jésus; ensuite avant de faire une chose, il faut attendre quelque peu et se demander : que veut Jésus de moi ? Ceci est-il son bon plaisir? Si c'est son bon plaisir, je continue; sinon je laisse la chose.

            Nous terminerons par cette petite phrase, qui nous montre qu'Anuarite avait bien compris le commandement de Jésus : celui d'aimer. Toutes les connaissances pourrissent dans la terre. À quoi me survivront-elles ? Tout comme baba Ch., où est-il maintenant ? Et toute son intelligence si brillante ? Ne restera-t-elle pas dans la tombe ? Mon âme, observe toutes choses, à quoi bon tout cela, si je ne suis pas bonne ?

Enfin, cette prière qui résume l'état d'esprit d'Anuarite dans tout ce que nous avons vu jusque là : Seigneur Jésus, Maman Marie, Papa Joseph, faites que j'aime tous les enfants, tous mes frères, de l'amour même du Seigneur seul. Ne me lâchez pas, afin que je ne sois pas loin de vous. Apprenez-moi aussi (à acquérir) l'esprit de discernement du bon plaisir divin, en toute chose qui m'est défendue par mes règles, ou ordonnée par mes supérieures. Donnez-moi d'être bien éveillée (bien attentive) pour discerner les ruses du démon et de ses collaborateurs.

AUX MAINS DES SIMBA

Revenons maintenant au récit de la vie de Sr Anuarite, et particulièrement aux jours tragiques qui ont précédé son martyre.

En 1964, le pays est déchiré par une sanglante rébellion. La région du Haut Zaïre connaît des journées de vives et atroces terreurs[1]. À Bafwabaka, à la paroisse Saint Michel où se trouvait le couvent des Sœurs de la Sainte Famille, les nouvelles les plus inquiétantes circulent sur le pillage, le vol, les massacres et horribles règlements de comptes : agents de l'État et missionnaires, y compris son Excellence Mgr Joseph Wittebols, tous les prêtres belges ainsi que les planteurs belges, le 26 novembre 1964. À Bafwabaka, la vie a continué sans grand trouble apparent jusqu'au 29 novembre.

Ce jour-là, à midi[2], nous sommes réunies pour le repas des fêtes patronales du mois de novembre de certaines Sœurs. Soudain, on entend le bruit sourd d'un lourd véhicule qui s'approche. Étant données les circonstances du moment, ce bruit était inquiétant, car nous craignions l'arrivée de bandes rebelles. Nous interrompîmes notre repas et nous nous dispersâmes dans la brousse aux environs de la maison. Les Sœurs Anuarite, Victorine et Esther avaient fui en sautant par la fenêtre, jusqu'aux caféiers des environs. De là, Anuarite encouragea ses deux consœurs à regagner la maison par le même chemin. Pendant ce temps, les Simba se partageaient ce qui restait du repas.

À ce moment, la Supérieure Générale, Mère Kasima, était absente de la maison. Elle était allée dans les champs avec un groupe d'orphelines qui voulaient cueillir des feuilles de manioc. Alors qu'elle était sur le chemin du retour, elle rencontra les autres consœurs qui s'étaient enfuies. Les Sœurs racontèrent ce qui s'était passé : l'arrivée des Simba, et le danger que courait la communauté. Quand la Mère Supérieure entendit que les autres religieuses seraient sans doute déportées, elle dit : "S'il en est ainsi, retournons à la maison; nous devons aller avec elles". Elle ramena tout son monde à la maison, et la communauté se retrouva au complet, à l'exception de quatre consœurs qui s'étaient enfuies plus loin, à Dingboko.

Menaces

Nous n'étions pas encouragées par le comportement des Simba qui prenaient des airs de conquérants. Ils étaient armés d'une manière fort pittoresque : les uns avaient des arcs et des flèches, les autres des bâtons et des barres de fer; d'autres encore portaient de gros couteaux, plusieurs étaient armés de machettes. Ils chantaient : Simba ! Mayele (intelligence) ! Simba ! Mulele !  Maï (les balles ennemies étaient de l'eau) ! Ah Simba !

Leur commandant, Justin Segbande, administrateur rebelle de Wamba, se rendit immédiatement au réfectoire des professes. Nous étions dans l'épouvante, mais il nous tranquillisa en nous disant qu'il était venu, avec l'accord de ses chefs et des autorités religieuses de la ville, pour nous conduire en lieu sûr, précisément à Wamba.

Au noviciat, il renouvela ses promesses et assurances. Mais ses paroles contrastaient étrangement avec le comportement de la troupe. La présence de deux fusils, surtout, nous inquiétait. À la remarque que lui en fit la Supérieure, Segbande répondit : "Nous les avons emportés pour vous défendre contre les Américains". On nous pria de préparer nos bagages pour le voyage. Nous savions qu'il s'agissait d'un transfert définitif, ou tout au moins de longue durée. Nous prîmes donc quelques couvertures et quelques provisions, sachant qu'à cette époque, il était plus facile de se procurer de la nourriture en brousse qu'en ville. Nous ne nous faisions aucune illusion, mais confiantes dans la Providence, nous restions calmes.

Départ avec les Simba

Tous ces préparatifs durèrent jusque vers 16 heures. Quand nous avons quitté Bafwabaka, nous pensions que nous allions mourir, et nous voulions être bien habillées. Les chrétiens de Bafwabaka pleuraient. Sr Anuarite Clémentine dit à un moment : "Je laisse tout, sauf ceci". Et elle indiqua sa petite statue de la Vierge Marie, qu'elle emporta. Avant le départ, nous eûmes toutes un rapide entretien avec le seul prêtre resté libre et qui logeait à la mission, l'abbé Ebomboo Marcel. Quelques unes d'entre nous demandèrent l'absolution, d'autres encore échangèrent quelques mots rapides de réconfort, un salut ou une parole de politesse. L'abbé bénit toutes les Sœurs : les nouvelles toujours plus tragiques que nous recevions n'engageaient pas à l'optimisme.

Quant à Sr Anuarite, rien de particulier ne la distinguait à l'heure du départ. Nous savons seulement que son esprit, sa vivacité, un parfait équilibre et une sereine assurance ne l'abandonnèrent jamais … Et pourtant elle était très nerveuse de nature. Mais pas un instant elle ne fut abattue, inquiète ou découragée. Elle demanda simplement la bénédiction à l'abbé Ebomboo. Jean-Louis Ngyongo Dobenge, un de ses parents, était à Bafwabaka au moment de l'arrivée des rebelles. Lui-même raconte : "Clémentine m'a appelé un peu à l'écart et m'a dit: 'je pars et je ne sais pas si je reviendrai. Si votre femme (qui était enceinte alors) met au monde un garçon et si vous voyez que je ne reviens plus, appelez-le Clément. Si c'est une fille, vous l'appellerez Clémentine'". Ce fut une fille, et on l'appela Clémentine.

Vers 16 heures, nous montâmes à bord du camion des rebelles, où nous étions mal installées, vu notre nombre, d'autant plus qu'on nous avait adjoint des gardes; le lourd véhicule se mit en marche en direction de Wamba. Nous étions 18 professes, 9 novices et 7 postulantes. La Mère Générale, Mère Kasima, la Supérieure de Bafwabaka, Mère Kahinga Bora, et la maîtresse des novices, Sr Bakoma, étaient avec nous. Pendant le voyage, nous avons récité le chapelet, individuellement ou à deux, à voix basse. Les rebelles mangeaient des arachides, des cannes à sucre et des bananes, et ils jetaient épluchures, pelures et écorce sur nous au lieu de les jeter au-dehors.

 

 

 Voyage inquiétant

Lors du voyage, une des premières remarques que nous entendîmes après l'installation dans le camion, était celle-ci : "Nous avons de la chance aujourd'hui, nous avons de bien gracieux otages". Les Simba chantaient : "Chantons ! Chantons ! Oh ! Oh ! Simba ! Mulele !"

Ils avaient bu et improvisaient des couplets tels que celui-ci :

  • Oh ! Les petites femmes des Pères, où iront-elles cette nuit ?
  • Oh ! Oh ! Chacun de nous cette nuit en aura une pour s'amuser !
  • Les femmes des Pères, où allez-vous passer la nuit ?
  • Vous avez fumé du tabac avec les Penepene (PNP, Parti National du Progrès, ennemi de Lumumba)
  • Simba ! Mulele ! De l'eau !
  • Simba ! Intelligents !
  • Je ne me laverai ! Je ne me laverai ! Je ne mangerai ! Je ne mangerai ! Je ne me laverai dans le fleuve, avant que n'arrive Lumumba …

Segbande, le chef d'expédition, était dans la cabine avec une femme, Thérèse, ancienne élève des Sœurs. L'alcool donnait un regain de force à leurs couplets équivoques. Et pourtant, nous étions unanimes à reconnaître que cette première partie du voyage fut relativement supportable. Un arrêt eut lieu à Maïka, petit village où se trouvait une station de récolte et préparation d'huile de palme. Daniel, le chef de cette station, était un jeune homme de Kisangani qui avait été forcé de se mettre avec les Simba, mais qui était resté attaché aux religieuses. Il mit les Sœurs au courant de la gravité de la situation et des périls que couraient la nation congolaise et l'Église. "À vous cependant, dit-il aux Sœurs, ils ne feront pas de mal. S'il y a danger pour les missionnaires européens, il n'y en a pas pour les religieuses africaines". À Maïka, les Sœurs avaient confié quelques filles originaires de Kisangani à Daniel, pour les protéger pendant la guerre et si possible, les ramener à Kisangani après la guerre.

La nuit à Ibambi : 29 novembre 1964

La Sr Nembasa fit remarquer que ce soir du 29 novembre commençait la fête de St André. L'insistance avec laquelle elle répéta plusieurs fois ce détail laisse entendre que les Sœurs avaient remarqué la coïncidence de leurs propres tourments avec le martyr de l'Apôtre qui, l'un des premiers, avait entendu l'invitation du Seigneur : "Viens et suis-moi".

Nous arrivâmes donc à Ibambi vers 18 ou 19 heures. Une plus grande précision est impossible car lors du voyage, les Simba avaient arraché nos montres et les Sœurs qui avaient pu cacher les leurs à temps étaient assez prudentes pour ne pas les consulter au vu des gardiens. Les Simba nous conduisirent à la Mission qui alors était complètement inhabitée, car les Pères et les Sœurs étaient déjà déportés et concentrés à Wamba. Pour entrer, les Simba durent forcer les portes qui étaient fermées à clé. Nous étions installées dans la grande salle de séjour des Pères, assez vaste pour permettre un aménagement de fortune satisfaisant. Le fait de s'installer par terre pour dormir n'était pas un problème, mais nous fûmes quelque peu désorientées de nous retrouver au milieu de l'agitation et du bruit, en butte aux vexations et grossièretés des hommes qui, sans aucune retenue, criaient, chantaient et dansaient au son de la radio ouverte à plein volume. Nous étions dérangées tantôt par un de ces ivrognes sentimentaux qui tenait à nous communiquer des pensées et des idées qu'il jugeait lumineuses; tantôt par un autre qui, aux prises avec un camarade, venait nous prendre à témoin de son bon droit et voulait terminer la dispute en notre présence. De hurlements en scènes violentes et grossières, nous n'avons pas pu fermer l'œil de la nuit. Les rebelles nous avaient apporté des bananes plantains avec une chèvre offerte par M. Kotinay qui était le chef de la collectivité Baneta à l'époque. Les Sœurs courageuses, se mirent à préparer le repas que nous avons partagé avec les rebelles; nous avions mangé les galettes que nous avions apportées de Bafwabaka.

 L'attitude d'Anuarite

La journée, la poussière rendait le voyage pénible. Lorsque le soir tomba, à la poussière s'ajouta l'air vif et piquant de la nuit. La petite Sœur Banakweni se sentait frissonner de froid. Sr Anuarite s'en aperçut, elle fit gentiment glisser son pagne sur la tête et les épaules de sa voisine. Seul un petit lambeau la protégeait encore. Malgré les protestations de Sr Banakweni, il n'y eut pas moyen de lui faire accepter une part plus grande. D'ailleurs à Ibambi, après avoir donné un coup de main pour préparer un peu de nourriture, Anuarite étendit sa couverture à même le sol en ciment pour dormir. Une autre Sœur cherchait une place; "Viens te coucher ici" lui dit Sr Anuarite. "Et toi ?" "Pas d'inquiétude. Je trouverai bien." C'était toujours ainsi chez elle : les autres d'abord ! Et la voilà debout dans un coin avec Sr Nembasa, Sr Uwenze et Sr Hélène. "Tusumuliane … Bavardons !" disait-elle. Après cela, nous nous endormîmes tant bien que mal.

 Dernière étape : Ibambi-Isiro

Très tôt le matin du 30 novembre, vers 6 heures, nous fûmes réveillées, et les jeunes Sœurs furent soumises à l'éducation physique et l'exercice de leurs membres : lancement des bras et des pieds, comme font les prisonniers. On se mit en route vers 8 heures seulement. Les arrêts furent très nombreux. Si c'était une distraction agréable pour les Simba, il n'en était pas de même pour nous, pauvres captives qui vivions dans l'angoisse et désirions au plus vite arriver au terme de ce terrible voyage. Le camion qui nous transportait était de la marque CVC, utilisé pour le transport du coton. Ce camion avait de hauts bords reliés par des planches. Dans le camion, il y avait plusieurs bidons d'essence, pleins ou vides, qui servaient de sièges pour les Simba, tandis que nous étions assises par terre, dans le camion. Les Simba étaient toujours en mouvement, ils circulaient partout, dérangeant les Sœurs de toutes les manières. Par exemple, assis sur les bidons, les jambes pendantes, ils frappaient de leurs pieds le visage des religieuses ou ils les importunaient en manœuvrant leurs bâtons ou leurs fusils.

Une des étapes fut la localité de Pawa où depuis plusieurs années se trouvait une léproserie dirigée par le Dr Lambert Swert. Le but avoué de l'arrêt était de le tuer. Mais le Docteur ayant déjà été assassiné trois jours plus tôt, le 27 novembre, le camion se remit en marche en direction de Baseane.

 Récitation du chapelet

Pendant le premier trajet, nous récitions le chapelet en privé ou à mi-voix avec la voisine. Sur le second parcours, au contraire, habituées d'une part aux inconvénients du voyage et d'autre part moins effrayées par ceux qui étaient devenus nos compagnons de voyage, et prêtes à tous les sacrifices, nous préférions prier en commun, entraînant même parfois l'un ou l'autre des Simba dans nos prières. Ainsi un des rebelles, nommé Gérard, qui était marié chrétiennement et qui l'avait dit aux Sœurs, demanda de s'unir à notre prière. Sa voix de baryton donnait un timbre de force et de sécurité à notre prière faible et légère. De temps en temps, Gérard se prévalait de son autorité pour remettre en place et rappeler à l'ordre un soldat trop hardi ou trop entreprenant.

La prière du chapelet nous consolait au milieu de toutes ces menaces et vilaines chansons. À chaque rencontre avec d'autres groupes de Simba, nos compagnons descendaient, dansaient et tiraient en l'air pour nous intimider et faire peur aux villageois.

 Premier assaut de Satan

Au carrefour des routes Ibambi-Isiro-Wamba, le camion prit la route de Wamba, la petite ville tant aimée et tant désirée. Mais à Vube, un secteur situé à 75 km d'Isiro et à 4 km de la rivière Nepoko vers Wamba, on croisa la camionnette de trois chefs rebelles : Yuma Deo, Ngalo et Olombe. Ce fut l'impondérable qui allait changer du tout au tout le déroulement des événements de cette journée. Les trois colonels revenaient de Wamba, où ils avaient assassiné son Excellence Mgr Joseph Wittebols, l'évêque de ce diocèse, tous les prêtres belges ainsi que les personnels civils à l'exception des femmes et des enfants, le 26 novembre 1964. Leurs corps avaient été jetés dans la rivière Wamba, introuvables jusqu'à nos jours. Nous fûmes contraintes de descendre du camion pour saluer les trois chefs rebelles. L'une de nous était plus corpulente et éprouvait des difficultés pour descendre du camion. Les Simba crurent qu'elle le faisait à dessein, et pour manifester dédain et mépris à notre égard, ils la menacèrent et devinrent furieux. Une autre Sœur plus agitée que les autres manipulait nerveusement le chapelet que nous portions à la ceinture. Yuma Deo devint furieux et se mit à crier : "Enlevez toutes ces croix et ces rosaires. Votre Dieu n'est pas un Blanc. Le Dieu des Noirs, c'est Patrice Lumumba. Nous ne vous tuerons pas, parce que vous êtes de notre race et de la même couleur que nous. Mais il faut que vous quittiez vos habits et que vous vous vêtiez comme les autres femmes". Yuma Deo montra un couteau et ajouta : "Avec ce couteau, j'ai déjà tué tous les missionnaires de Batama et de Bafwasende et je les ai jetés dans le fleuve. Je le ferai avec vous si vous n'obéissez pas".

Nous cherchions à défendre les objets sacrés que nous portions sur nous. Mais il n'y eut rien à faire : les Simba se déchainèrent et se laissèrent aller à des scènes de violence, à des gestes outrageants et à des paroles blessantes. Avec nos objets de piété, un Simba fit un tas que le commandant piétina avec rage. Puis lui et quelques autres prirent les objets en main, les brisèrent autant qu'ils le purent et les jetèrent en lançant d'horribles blasphèmes. Devant un tel scandale nous étions atterrées. Anuarite, elle, garda fidèlement sur elle, dans la poche de son jupon, la petite statuette de l'Immaculée, malgré toutes les menaces des Simba. Elle mourra avec cette statuette.

 Déception

Il semble bien que ce terrible événement marqua un tournant décisif dans l'histoire du martyre de la Sr Anuarite. Le colonel Ngalo se montra d'ailleurs du même avis que Yuma Deo, auquel il dit : "Tout ce que vous leur dites, elles s'en moquent dans leur cœur. Leurs têtes sont remplies d'idées inculquées par les flamands. Il vaut mieux les tuer toutes".

Yuma Deo, s'adressant aux Sœurs appuya son supérieur : "Vous entendez ? Vous comprenez ? Celui-ci est le représentant d'Olenga[3] : il est plus haut placé que moi. Vous allez donc retourner à Bafwabaka, vous enlèverez ces robes, vous porterez des pagnes comme nos femmes, puis nous donnerons à chacune son travail".

Nous montâmes dans le camion, le cœur lourd de tous les mépris témoignés aux insignes de notre consécration ; l'espoir de retourner à Bafwabaka nous consolait un peu, faible lueur dans nos âmes angoissées. La voiture des officiers précédait le camion sur la route. L'espérance de revoir la maison de Bafwabaka fut de courte durée : arrivé au carrefour de Baseane, au lieu de prendre la route de Bafwabaka ou de Wamba, le camion se dirigea vers Isiro. Nous protestâmes, pensant qu'il s'agissait d'une erreur du chauffeur. Pour toute réponse, les Simba se mirent à rire, à se moquer, chantant de plus belle : Oh ! Simba ! Simba mayele (rusé) ! Vous irez manger à l'hôtel, et nous danserons ensemble la malinga ! Et les plaisanteries grossières recommencèrent, tandis que Sr Anuarite continuait à prier.

LE MARTYRE

Arrivés à Isiro vers 18 heures, nous fûmes débarquées à l’actuelle, maison Bambule, une villa de belle apparence abandonnée par un européen, située à la périphérie de la ville, non loin de l'ancien aéroport d'Isiro (actuellement quartier Raquette). Yuma Deo l'avait prise comme résidence de passage. Il nous y attendait avec Olombe. Les réflexions malséantes et les propos ignobles qui nous accueillirent à notre descente du camion étaient du même goût que ce que nous avions du supporter pendant le voyage.

La Supérieure Générale, Mère Léontine Kasima, demanda aux rebelles de nous emmener à la Procure, pour que nous ayons un logement et que nous puissions nous préparer à manger. Les rebelles refusèrent. Comme la Mère insistait, ils nous transportèrent en camionnette à la Maison Bleue, en trois trajets. Cette Maison Bleue était une villa appartenant à un planteur belge, M. Bonte. Les rebelles voulaient que Sr Anuarite reste à la maison de Yuma Deo, mais la Supérieure Générale, ne voulant pas laisser Anuarite seule, demeura avec elle. Ngalo demanda à la Supérieure de lui accorder Anuarite, car il était amoureux d'elle. Mais la Supérieure lui répondit : "Non, je ne peux pas vous l'accorder en mariage, je la garde pour Dieu. Nous avons prononcé les vœux de pauvreté, obéissance et chasteté". Les rebelles décidèrent alors de tuer la Mère en la mettant dans un sac et en la jetant dans la rivière Nava. Mais Anuarite leur dit : "S'il s'agit de mourir, tuez-moi moi-même, et non la maman. Pour garder ma chasteté, je veux bien mourir". Alors les rebelles mirent la Supérieure dans la douche, gardée par un militaire. Pendant ce temps, trois militaires voulurent faire entrer de force Anuarite dans la chambre de Ngalo, mais en vain. Ils l'injuriaient, lui enlevèrent son voile et le jetèrent à terre.

La communauté, qui était à la Maison Bleue, refusa de manger tant que les deux Sœurs ne seraient pas de retour. Alors Olombe prit avec lui les Srs Marie-Hélène et Lucie et partit chercher la Sr Anuarite. En cours de route, Olombe dit à Sr Marie-Hélène : "Toi, tu seras ma femme, et l'autre sera la femme du chauffeur". Sr Marie-Hélène répondit : "Laissez tomber cette histoire de mariage et allons chercher nos sœurs". En arrivant à la maison Bambule, Olombe tenta de faire entrer Sr Marie-Hélène dans une chambre, mais comme il n'y avait pas de clé, celle-ci sortit et rejoignit Anuarite. Olombe dit : "Allons rejoindre les autres". Anuarite demanda qu'on lui remette son voile, et les quatre Sœurs, avec Olombe et le chauffeur, retournèrent à la Maison Bleue.

Là, nous avons soupé, mais Anuarite n'avait pas d'appétit, la Sr Xavéria l'obligea à manger un peu. Anuarite dit aux Sœurs qui l'interrogeaient sur ce qui s'était passé : "Les rebelles voulaient nous prendre pour femme, mais nous avons refusé. Que personne n'accepte !" Alors nous avons eu peur et nous nous sommes cachées sous les tables. Anuarite demanda à la Supérieure l'autorisation de s'enfuir chez son papa qui habitait Isiro. La Supérieure refusa, à cause de la présence des militaires partout dans la ville. Anuarite dit : "J'ai peur, priez pour moi". Les Sœurs ont entouré Anuarite pour l'encourager. Olombe voulait faire boire les Sœurs, mais elles refusèrent et partirent dans d'autres chambres. Seuls Olombe, Anuarite et la Supérieure restèrent dans la grande salle. Après des paroles de menace, Olombe dit à la Supérieure : "Accordez-moi les femmes que je vous ai demandées". Celle-ci répondit : "Même si vous me tuez, les religieuses n'accèderont pas à votre demande". À ce moment, Anuarite se leva, frappa sur la table et dit : "S'il s'agit de mourir, tuez-moi maintenant, ici-même. Je ne veux pas commettre le péché. Tuez-moi ici."

Olombe poussa Anuarite à l'extérieur et fit sortir aussi la Sr Jean-Baptiste. Il tenta de les faire entrer par force dans le véhicule; mais tandis qu'il revenait à l'intérieur chercher les clés, les Sœurs sortirent à nouveau du véhicule. Olombe frappa la Sr Jean-Baptiste avec la crosse de son fusil, et lui fractura le bras droit en trois endroits. La Sœur tomba évanouie. La Supérieure tenta de s'interposer, mais fut frappée à son tour et tomba par terre. Olombe se mit à frapper la Sr Anuarite, toujours avec la crosse du fusil, en plein front. Anuarite s'écria : "C'est ainsi que j'ai voulu. Frappez ! Jésus seul !" Olombe la frappa encore plus sauvagement jusqu’à elle tomba à son tour. Anuarite lui dit à haute voix : "Je vous pardonne parce que vous ne savez pas ce que vous faites.". Olombe appela deux gardes du corps à son secours. L'un d'eux avait un long couteau, une baïonnette. Olombe lui ordonna de frapper Anuarite au flanc en disant qu’elle voulait le tuer. Le soldat la transperça plusieurs fois, et Anuarite continuait à dire : "Hou ! Hou ! Jésus seul ! Jésus seul !" Pour l'achever, Olombe prit son révolver et tira sur elle; il l'atteignit au bras gauche et lui broya l'humérus.

Olombe entra dans la maison ivre de colère et nous dit : "Je l'ai tuée, comme elle l'a voulu. Venez chercher son corps". Quatre Sœurs sont sorties : Sr Kasima, Sr Xavéria, Sr Cécile et Sr Esther. Elles transportèrent la Sr Anuarite qui était dans le coma. Elles l'emmenèrent dans la chambre qu'on appelle aujourd'hui l'oratoire. C'est là qu'elle rendit son âme à Dieu. C'était le 1er décembre 1964, à 1h05 du matin.

 LE CALVAIRE DE LA COMMUNAUTÉ

On peut affirmer que toute la communauté de la Sainte Famille mérite, en quelque sorte, le titre de martyre : elles étaient 33 religieuses. Toutes participèrent activement par leur présence constante au sacrifice de Sr Anuarite Clémentine et goûtèrent au calice de la Passion.

Notons cependant qu'après le dernier soupir de la Sr Anuarite, toutes les Sœurs se réunirent autour de son corps et chantèrent le Magnificat, car elles avaient compris immédiatement que la Sr Anuarite était morte "martyre de la chasteté". Pendant que les religieuses chantaient le Magnificat, Olombe ordonna à ses militaires de frapper les Sœurs, pensant que celles-ci invoquaient leur Dieu pour leur faire du mal, à lui et à ses rebelles. Par conséquent, plusieurs Sœurs eurent des membres fracturés, notamment Sr Nabeane Marie-Thérèse et les autres. Devant la résistance des Sœurs, les Simba les informèrent qu'ils les brûleraient dans cette maison avec de l'essence. En entendant ces paroles, les Sœurs se demandèrent pardon mutuellement. L'une d'elles, la Sr Nembasa, dressa la liste de la communauté présente et la jeta par la fenêtre.

Les Sœurs attendaient impatiemment d'être brûlées. Subitement, les Simba changèrent d'idée et proposèrent aux Sœurs de choisir entre Jésus Christ, le Dieu des juifs, et Lumumba, le Dieu des Congolais. "Notons que si vous choisissez Jésus, les Simba vous tuent, et si vous choisissez Lumumba, vous restez en vie …" Les responsables de la communauté des Sœurs répondirent sans hésitation aucune : "Nous choisissons Jésus, car c'est celui qui est mort sur la croix pour nous sauver. Il est mort pour le salut de l'humanité. Tandis que Lumumba n'est pas un Dieu. Il est notre frère". À cette réponse, les rebelles devinrent encore plus furieux envers les religieuses. Olombe leur dit : "Vous aimez les Pères, quant à nous vous nous refusez." Il ordonna aux rebelles de frapper durement les religieuses car elles avaient nié Lumumba, le Dieu des Congolais, et choisi Jésus, le Dieu des juifs. C'est alors que le calvaire des Sœurs commença. Témoignage de la Sr Banakweni Marie-Hélène: "Comme nous étions en route pour aller chercher Sr Anuarite et la Mère Léontine au site Bambule, Olombe m'a choisie pour devenir sa femme. Après mon refus, il décida de me fusiller. J'ai fait trois pas pour me préparer à la mort et je suis restée à peu près 5 minutes, en attendant qu'on tire sur moi. Après j'ai ouvert les yeux et Olombe a eu peur. Il ordonna à son garde du corps de me frapper 10 coups de fouet, et je les ai reçus. Je suis restée évanouie, mes consœurs m'ont transportée et déposée à côté du corps de la Sr Anuarite. C'est après quelques heures que je suis revenue à moi. Remercions le Dieu de l'univers pour cette grâce."

Olombe entama le dialogue avec quelques Sœurs pour connaitre leurs origines et la cause de leur adhésion au couvent. Pendant le dialogue avec la novice Aliana, celle-ci lui répondit : "Je suis entrée au couvent pour suivre Jésus et prier pour vous". Cette réponse lui valut des coups de bâton. Elle sortit avec le bras cassé et une profonde blessure sur le front. Pour s'échapper, elle marcha à genoux jusqu'à se jeter dans les bras de la Supérieure Générale, Mère Kasima Léontine.

Après quelques temps, Olombe alla annoncer à Ngalo qu'il avait tué Anuarite car celle-ci avait refusé d'être sa femme. Ngalo arriva avec trois autres chefs rebelles, habillés en maillots, donc presque nus, chacun muni de son fusil. Arrivés à la Maison Bleue, ils réunirent toutes les religieuses dans la grande salle, appelée salle du conseil. Ils nous ont fait déshabiller par force et par menace. Nous restâmes nues, mouillées de honte devant eux; et les chefs rebelles disaient : "Elles sont comme toutes les autres femmes, pourquoi ne veulent-elles pas de nous ?"

Sr Christiane Bombogoni témoigne :"Ngalo promena son regard sur nous et m'appela avec beaucoup d'insistance. J'essayais de me cacher derrière mes consœurs, mais il me vit4 et dit : 'C'est toi que j'appelle, approche-toi d'ici'. J'approchai en titubant avec la certitude que ma mort était proche. Ngalo me dit de me tenir debout au milieu et me dit : 'Je veux contracter l'acte sexuel avec toi ici-même; es-tu d'accord ?' Devant de pareilles situations, la grâce d'état est toujours là; aussi, avec la grâce de Dieu, je répondis : 'Non !' Il insista : 'Comme tu n'es pas d'accord, veux-tu mourir comme ta consœur ?' L'Esprit Saint me guida et je dis oui pour garder fidélité aux vœux que j'avais prononcés devant Dieu : je veux mourir. Il me dit : 'On va te décapiter'. Les gardes du corps me poussèrent au balcon (véranda) et tout de suite je me suis couchée sur le ventre en attendant qu'on me décapite. À ce moment, ils demandèrent à mes consœurs de vider les lieux afin qu'elles ne voient pas quand on allait me décapiter. Chacune de mes consœurs en profita pour ramasser n'importe quelle robe pour s'habiller et les militaires les poussèrent à l'actuel oratoire, la petite chambre où se trouvait le corps de Sr Anuarite. Comme on allait me couper la tête, l'un d'eux, plus gradé peut-être qu'eux, leur imposa de ne pas tuer une deuxième religieuse, car dans l'avenir après la rébellion, le gouvernement leur demanderait les causes de leur assassinat. Et sans me décapiter, les gardes du corps me fouettèrent atrocement et me demandèrent d'aller rejoindre mes consœurs. Je voulais leur laisser ma montre, ils refusèrent. Je passai par la salle du conseil et ramassai une robe pour m'habiller, et je rejoignis mes consœurs dans l'oratoire. Il faut cependant reconnaître que les menaces et les pires traitements continuèrent toute la nuit."

Dans le récit de la Sr Valérie Nembasa, on peut lire également :"Toute la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1964, Olombe et ses Simba firent subir aux religieuses les pires traitements. Au matin du 1er décembre, toutes étaient couvertes de blessures; plusieurs avaient les vêtements déchirés et réduits au minimum. Cependant, fortifiées par leur vierge martyre, elles résistèrent victorieusement. Son intercession les protégea jusqu'au bout. L'humeur fantasque et changeante du colonel Olombe passait sans transition de la bienveillance à la fureur la plus déchainée. À un moment donné, comme saisi de compassion, il ordonna que Sr Bakuma et Sr Nabeane soient conduites à l'hôpital. Comme Kahenga était infirmière diplômée, il l'obligea à accompagner les deux blessées et lui recommanda de bien les soigner. Mais sa fureur reprenait et il menaçait de mort toute la communauté. Il faut noter cependant que Justin Segbande se montrait aussi très cruel envers les religieuses; il chercha plusieurs fois à leur faire violence. Il dit une fois à la Mère Générale : "Acceptez nos hommages ! Faites le vite, et dites à vos consœurs de le faire; sinon vous mourrez toutes." À d'autres religieuses il dit : "Venez ici ! Placez-vous par terre ! Détendez-vous !" Il essaya en particulier avec Sr Marie-Andrée et Sr Françoise. Il étendit par terre une couverture et les attira; elles refusèrent toujours et rentrèrent vite dans le groupe."

Avec toute sincérité, nous, Sr Christiane Bombogoni, Sr Victorine Banabeba, Sr Hélène Banakweni, témoins oculaires de l'événement du martyre de la Sr Anuarite survenu dans la nuit du 1er décembre 1964, témoignons que le premier miracle opéré par Dieu à notre égard après l'assassinat de la Bienheureuse Anuarite fut de protéger toute notre communauté de la violence sexuelle entre les mains de nos bourreaux. Aucune d'entre nous n'a été violée, et nous disons : que Dieu soit loué !

Notons toutefois qu'après l'assassinat de la Sr Anuarite, le colonel Deo fut saisi de crainte malgré sa cruauté, et voulut connaître l'origine des religieuses.

C'est pourquoi il choisit quatre religieuses, les ramena au premier site (maison Bambule), et il les interrogea longuement sur leurs origines, y compris les activités qu'elles avaient dans la société congolaise. Il demanda aux religieuses de lui enseigner la catéchèse de l'Église catholique. Il les informa de leur retour à Bafwabaka; mais comme punition, il obligea ces quatre Sœurs à transporter deux malles chacune sur leur tête pour les ramener à la Maison Bleue. Arrivé à la Maison Bleue, Deo autorisa la Mère Générale à rentrer avec ses Sœurs à Bafwabaka et leur promit qu'il viendrait les visiter là, avec leur accord.

 LA FIN DU VOYAGE

 Enterrement

Assurément, le colonel Olombe ne pouvait pas échapper à la crainte après avoir assassiné la Sr Anuarite; cela l'avait rendu encore plus furieux. D'ailleurs chaque fois que son regard se portait sur le corps de la Sœur, il donnait des signes de terreur et de nervosité. Et quand le corps de la Sr Anuarite fut transporté à l'intérieur, nous nous sentîmes plus courageuses et décidées à affronter, sans aucune hésitation ou crainte quelconque, les souffrances et les vexations qui nous étaient infligées.

Il y avait cependant des moments de répits. Pendant l'une de ces pauses, nous avons essayé d'arranger le cadavre avec respect, de remettre le voile qui lui avait été arraché par les coups répétés de son assassin et de lui changer ses habits. Mais ce fut une entreprise impossible : le visage était devenu horriblement tuméfié et ne laissait passer aucun vêtement; le bras gauche broyé rendait la situation encore plus pénible. La chemise et les autres vêtements étaient pratiquement collés aux chairs, par suite des innombrables blessures et des coups qu'elle avait reçus. Cependant, pour avoir un souvenir de reliques, nous avions gardé son tablier maculé de sang, son voile et ses sandales, que nous gardons encore aujourd'hui5. Et nous lui avons laissé la statuette de la Vierge de Lourdes dans la poche de son jupon. C'est d'ailleurs par cet insigne qu'elle sera reconnue après l'exhumation. Le cadavre fut enveloppé dans un pagne qu'une postulante avait apporté de Bafwabaka. Il s'agissait donc d'un linceul assez ample et facilement reconnaissable par celles qui étaient présentes lorsque, huit mois plus tard, eut lieu l'exhumation à Dingilipi et la reconnaissance de la dépouille.

Très tôt le matin nous avons vu apparaître une automobile que nous avons reconnue aussitôt : c'était celle de Mgr Agwala, le vicaire général de Wamba. Mais hélas, ce n'était pas lui qui arrivait. Dès les premiers jours de l'occupation Simba, il avait été fort maltraité par les rebelles et sa voiture avait été confisquée.

Aussitôt, le commandant Deo nous autorisa à rentrer à Bafwabaka; Sr Kasima Léontine, la Mère Générale, demanda le corps de la défunte. Deo refusa en nous disant que les femmes ne pouvaient pas enterrer les morts. Mais il nous rassura au sujet de l'enterrement de la Sœur Anuarite et nous dit qu'il ferait tout son possible pour l'ensevelir en un lieu digne et distinct de celui des autres condamnés.

Pourtant, après avoir mis le corps de la Sœur dans l'automobile, Yuma Deo ordonna à papa Gilbert Mandey, le chef des fossoyeurs et au chauffeur d'aller jeter le corps dans la rivière Bomokandi, à 63 km d'Isiro en direction de Rungu, pour que les poissons la mangent. C'est dans cette rivière qui seront été jetés les corps des missionnaires assassinés par les Simba le 1er décembre 1964, à Rungu. Avec beaucoup de regrets et de peines, nous avons regardé l'automobile se diriger vers la ville, sans savoir où on emmenait le corps de notre consœur.

Mais les choses ne se passèrent pas comme Yuma Deo l'avait prévu. Voici le témoignage de papa Mandey Gilbert, le chef des fossoyeurs :"Un chef rebelle était venu au bureau de la S/R. Arrivé là, il demanda : 'Où sont les cimetières ? Il y a une femme qui dit qu'elle ne fait jamais les relations sexuelles. Il faut jeter son corps dans le fleuve Uélé6, que les poissons s'en servent'. J'étais venu avec lui ici, au sanctuaire7. Il me dit avec insistance : 'Viens prendre ce corps, et tu le jetteras dans le fleuve Uélé'. On m'appela à l'intérieur de la maison, et il me donna deux sacs pour emballer le corps de Sr Anuarite. Moi j'avais mis un sac dessous et un autre servait de couverture. Quand le chauffeur a démarré le véhicule, il surgit et me répéta : 'Ce corps doit être jeté au fleuve; les poissons doivent le manger'.

Arrivés aux environs de l'hôpital général, nous nous sommes entendus avec le chauffeur pour qu'il éteigne le véhicule (pour éviter les menaces de mort des rebelles), et nous l'avons poussé jusqu'aux environs du cimetière de Dingilipi en passant par le sentier de l'abattoir. Là, je me dis toujours que c'est sous la poussée de l'Esprit Saint que nous avons agi. Spontanément, nous avons décidé d'enterrer le corps à côté de la fosse commune, en nous disant que nous ne pouvions pas enterrer le corps d'une religieuse avec les autres corps. C'est pourquoi pendant l'exhumation, et comme il n'y avait pas de précision, moi je suis venu montrer avec exactitude la tombe de la Sr Anuarite".

 Retour à Bafwabaka

Sans l'avis ni l'accord des deux autres colonels, Ngalo et Olombe, le colonel Deo ordonna que le même camion qui nous avait amenées jusqu'à Isiro nous ramène à Bafwabaka. Nous avons alors ramassé nos objets : malles, sacs de riz, etc., nous les avons chargés dans le camion et nous avons pris la direction de l'hôpital général pour y prendre nos deux consœurs blessées qui y étaient hospitalisées. Puis nous sommes rentrées à Bafwabaka en prenant la route de Medje. Le soir, nous sommes arrivées à destination; la population était contente de nous revoir, mais très déçue d'apprendre l'assassinat de la Sr Anuarite, avec beaucoup de blessées parmi les consœurs.

Le 5 décembre 1964, le commandant Kabasele Mulamba avait envoyé un deuxième camion à Bafwabaka pour nous transporter toutes afin de nous amener définitivement à Wamba, pour nous protéger contre les rebelles. Nous avons quitté Bafwabaka dans la matinée, et le soir nous sommes arrivées à Wamba en passant par le bac d'Obongoni. Nous sommes demeurées à Wamba jusqu'au 29 décembre. Durant tous ces jours, nous étions protégées par le commandant Kabasele; mais de temps en temps et surtout en son absence, les rebelles venaient nous déranger et manger notre souper. Ils prenaient même quelques Sœurs et les mettaient dans leur prison. À ce moment, nous autres demeurions en prière, jusqu'au retour de nos consœurs. Nous n'avions pas d'autre activité que de décortiquer le paddy, faire la cuisine et prier. Mais nous étions sorties saines et sauves des mains des rebelles.

Le jour de Noël, pendant la messe présidée par l'Abbé Odio Philippe, nous avons beaucoup prié, avec des larmes aux yeux, nous souvenant des atrocités des rebelles. Notre prière fut exaucée, car peu après nous avons été libérées. Le 27 décembre, en effet, les rebelles amenèrent les prêtres qui n'avaient pas été assassinés à Mungbere soi-disant pour les protéger. Le lendemain, ils devaient nous emmener aussi à Mungbere; mais le véhicule qui devait nous transporter est tombé en panne. C'est ainsi qu'à la date du 29 décembre 1964, l'armée nationale est venue nous libérer pour nous amener à Isiro. Vers 6 heures du matin, nous avons entendu beaucoup de bruits de tirs autres que ceux des rebelles. C'était l'armée nationale qui arrivait à Wamba pour notre libération. Nous étions à la messe, quand nous avons aperçu des jeeps qui s'arrêtaient dans la cour de notre parcelle; les paracommandos belges sortirent vite et les Sœurs belges les reconnurent. Nous avons commencé à lancer des cris de joie : "Nous sommes libérées ! L'armée nationale est là !" Très vite nous nous sommes reprises pour rentrer dans l'église. Après avoir sillonné le centre de Wamba pour rassembler les gens qui n'avaient pas pris la fuite, les Congolais ainsi que tous les Blancs, nous avons quitté Wamba pour venir à Isiro, en colonne. Nous avions pris avec nous le bébé Mulamba Emmanuel, âgé de deux ans, le fils du commandant Kabasele Mulamba, qui souffrait de la malaria.

Pendant le voyage, nous étions bien sécurisées. En l'air, il y avait un avion bombardier et un hélicoptère qui transportait les dames et les enfants; et nous autres étions dans les bus. Nous sommes arrivés le soir même à Isiro. Après quelques jours, nous sommes parties pour Kisangani, où la maison généralice réside jusqu'à aujourd'hui.

EPILOGUE

            Six mois plus tard, la nouvelle du martyre de la Sr Anuarite s'était sensiblement répandue dans la ville d'Isiro et ses environs. Les Sœurs de la Sainte Famille qui travaillaient au service de la population d'Isiro qui venait d'être menacée par la rébellion, étaient inquiètes, car elles ne savaient pas où le corps de leur consœur était enterré. Donc, les religieuses, ainsi que l'Abbé Odio et les autres prêtres, ont adressé au gouvernement central à Kinshasa une demande d'autorisation pour chercher le corps de la Sr Anuarite dans les différents cimetières d'Isiro. Et après avoir obtenu ladite autorisation, elle fut adressée aux médecins et aux autorités du centre d'Isiro.

Le 14 juillet 1965, les recherches commencèrent à Dingilipi. Il s'agissait d'ouvrir les fosses communes dans lesquelles on avait enterré 45 cadavres. En général, les cadavres des personnes tuées à Isiro furent jetés dans la rivière Bomokandi à Rungu; le groupe auquel appartenait Sr Anuarite fut le seul à être enterré.

Après deux jours de travail sans retrouver le corps de la martyre, on arrêta les recherches pour éviter une épidémie. Un communiqué fut alors lancé à ce sujet, et par la Providence, on reçut le renseignement sur papa Gilbert Mandey. Le 16 juillet, les paracommandos et les mercenaires allèrent le chercher, et l'amenèrent, accompagné des religieuses et des prêtres, jusqu'à Dingilipi. Papa Mandey précisa l'endroit où le corps de la martyre avait été enterré. Après quelques heures de travail, le corps fut trouvé, à 10h15 locale. Avant de le déterrer, les militaires ont demandé aux religieuses de reconnaître le corps de leur Sœur.

Après l'accord de la Sr Uwenze et des autres consœurs, les détails les plus particuliers étaient : les bras croisés sur la poitrine; le front broyé par les coups de crosse; la poitrine transpercée par le couteau; le bras gauche cassé au niveau de l'humérus, broyé par le coup de révolver; la statuette de la Vierge Marie qu'on repéra dans la poche de son jupon, et qui constitue la preuve la plus forte. On amena le cadavre dans une des classes de l'école primaire Tély 1 pour la vérification par les médecins. Il faut préciser que le cadavre de la Sr Anuarite n'était pas corrompu, il était desséché comme une momie.

Après cela, le corps fut amené au parloir de la maison des Sœurs Dominicaines de Bruges8, en face de la Procure d'Isiro. La toilette fut dirigée par la Sr Uwenze, on mit le corps dans un double cercueil en zinc à l'intérieur et en bois à l'extérieur, offert par M. Prouver, le directeur de la SNCZ (Société Nationale des Chemins de fer Zaïrois). Entre les deux cercueils fut déposé l'acte notarial rédigé par le P. Leuridan, o.p.

On pria toute la nuit, et le lendemain eut lieu la messe de requiem dans l'église de Tély, tout près de la Procure. Les gens participèrent très cordialement par des chants, prières et procession. Après la messe, la procession se dirigea au cimetière de Kinkole, tout près de la cathédrale d'Isiro, où la dépouille de la religieuse fut enterrée une deuxième fois, dans un tombeau en ciment et en briques très bien soigné. On y a écrit : Révérende Sr M. Clémentine – N. 1940 – M. 01.12.1964.

Après avoir recueilli plusieurs témoignages de sa vie par ses parents et sa famille biologique, ses enseignants, ses consœurs, ses collègues et bien d'autres personnes, Anuarite fut élue servante de Dieu le 1er décembre 1978 par sa Sainteté le Pape Jean-Paul II à Rome. À cette occasion, la deuxième exhumation eut lieu (à la même date), et le corps fut inhumé une troisième fois quelques jours plus tard, le 10 décembre, dans la Cathédrale Ste Thérèse de l'Enfant Jésus d'Isiro.

Après le deuxième jugement et procès sur la Bienheureuse, Jean-Paul II l'a béatifiée le 15 août 1985 à Kinshasa, au Zaïre. La première messe de la Bienheureuse Anuarite a été célébrée le 16 août, le lendemain, à Lubumbashi, par le pape assisté de plusieurs évêques venus d'autres pays pour l'occasion. Sa fête est célébrée chaque année le 1er décembre, date de sa naissance au ciel, en présence de nombreux pèlerins.

Table des matières

La Martyre Anuarite. 1

Vie et Martyre. 2

Les premières années. 3

Les études. 4

ELUE DU SEIGNEUR. 4

L'appel 4

La fuite. 5

Vie de communauté. 5

Servir et faire plaisir. 5

La fille de la Ste Vierge Marie. 6

LE CARNET D'ANUARITE. 7

AUX MAINS DES SIMBA.. 11

Menaces. 12

Départ avec les Simba. 13

Voyage inquiétant. 13

La nuit à Ibambi : 29 novembre 1964. 14

L'attitude d'Anuarite. 15

Dernière étape : Ibambi-Isiro. 15

Récitation du chapelet. 15

Premier assaut de Satan. 16

Déception. 16

LE MARTYRE. 17

LE CALVAIRE DE LA COMMUNAUTÉ. 18

LA FIN DU VOYAGE. 20

Enterrement. 20

Retour à Bafwabaka. 22

EPILOGUE. 23

 

 



[1] La rébellion Simba a commencé au Kwilu en janvier 1964, en réaction au gouvernement central congolais. Le nom "Simba" provient de la croyance de ces hommes, grâce à l'absorption massive d'alcool et de drogues, qu'ils seraient transformés en Simba (Lion en Swahili) durant les combats, et qu'ils seraient ainsi immunisés contre les balles, tirées par leurs adversaires, parce qu’elles se seraient transformées en inoffensives gouttes d'eau. Et de fait, les Simba réussirent à tenir à distance deux bataillons bien équipés de l'armée gouvernementale qui refusèrent de combattre. Les jeunes combattants étaient majoritairement âgés entre 12 et 20 ans. Au bout de plusieurs semaines, la moitié du Congo était sous leur contrôle. Les rebelles perpétraient les massacres systématiques des Blancs, surtout des missionnaires, et des congolais lettrés ou travaillant dans les services civiles. À Stanleyville (Kisangani), ils avaient fait ériger un monument à la gloire de Lumumba, et dont le site était le théâtre des exécutions quotidiennes. Le sang des victimes était répandu sur le monument de Lumumba, et les corps jetés dans le fleuve. La rébellion réussit à installer un gouvernement sécessionniste à Stanleyville en août 1964, dirigé par Christophe Gbenye. Moïse Tshombe, Premier Ministre du gouvernement central, met un terme à ce gouvernement avec l’aide de troupes britanniques, américaines, et de parachutistes belges, entre le 24 et le 26 novembre 1964. Quelques mois plus tard, la rébellion était définitivement maîtrisée.

[2] C’était vers 13h30. Les sœurs ce jour là avaient préparé un repas particulier pour la fête patronale de 3 Sœurs au mois de novembre. (Cécile, 22 ; Clément, 23 ; André 30). Sr Clémentine qui était parmi les fêtées, se trouvait à la cuisine pour aider.

[3] Commandant en chef de l'Armée Populaire de Libération, qui avait installé le gouvernement sécessionniste de Kisangani.



02/12/2014
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